Ce billet est le troisième et dernier d'une série qui raconte mon ascension de l'Aconcagua du 4 au 16 janvier 2015.
Cliquez sur les liens suivants pour lire les premières parties sur le trek et les camps d'altitude et ici pour voir les photos.

 

11ème jour : Ascension finale depuis Colera (5900m)

Mercredi 14 janvier 2015, 3h59. Je ne dors pas. Dans quelques secondes le réveil de ma montre va sonner le début d'une très longue journée qui verra ou non plusieurs mois d'efforts et de préparation récompensés. Je vais certainement garder pendant longtemps le souvenir de cette journée, mais aura-t'il un goût amer ou le parfum de la victoire ? Dans quelques heures, je serai peut-être au sommet de l'Aconcagua, à presque 7000 mètres d'altitude.

4h00. Cette fois, c'est parti. J'allume la lampe frontale, retire mon bonnet, enfile la cagoule, puis le bonnet et fixe la frontale. J'enfile ma deuxième laine polaire, m'extirpe du sac à viande et du sac de couchage, déroule la doudoune que j'avais autour des pieds et l'enfile par-dessus la polaire. Changement de chaussettes, Une première paire de chaussettes fines, puis une seconde paire épaisse. Par dessus la première peau et le pantalon micro-polaire avec lesquels j'ai dormi, j'enfile le surpantalon imperméable. Lunettes de soleil sur la tête, masque de ski (pour le vent) autour du coup. Il reste encore à mettre les chaussons puis les chaussures et enfin les guêtres. J'ai les moufles à portée de main, à mettre par-dessus des gants fins que je porte déjà. Pour finir, j'enfile la veste coupe-vent et j'ouvre l'entrée de la tente, prêt à affronter la nuit glaciale de l'Aconcagua. S'équiper ainsi à 6000 mètres n'est pas de tout repos, et prend du temps. On s'essouffle à enfiler une chaussette, et le mal de tête n'est jamais très loin.
Sebastian est déjà en train de faire fondre de la neige. Je bois un peu de thé et aspire un gel énergétique en guise de petit déjeuner. J'ai rempli la veille mes poches de bonbons et de gels et il y a du rab dans le sac. Je vais porter une gourde sous la veste duvet, ce n'est pas très pratique, mais l'eau aura moins de chance de geler. La seconde gourde va dans le sac, avec les crampons.

A 5 heures, tout le groupe est prêt. En file indienne derrière Sebastian, nous partons dans la nuit noire, dans la nuit noire et obscure, obscure et sombre... enfin presque. Çà et là on distingue bien quelques lumières d'autres expéditions, ca va se bousculer aujourd'hui sur les pentes de l'Aconcagua. Toujours au même rythme de 1001 pas à l'heure, nous progressons doucement, sans voir quoi que ce soit du paysage qui nous entoure. Quant à la température euh... comment dire ? A 6000 mètres la nuit, il ne fait pas chaud. Comme je le craignais, j'ai les orteils et les doigts gelés ; je m'efforce de les remuer continuellement pour faire circuler le sang.
Ce n'est pas grand chose mais un détail me préoccupe : avec les moufles, je ne peux pas passer les mains dans les dragonnes de mes bâtons. C'est bête mais j'avais l'habitude de m'appuyer sur les dragonnes pour marcher. Vu comment elles sont foutues, cela va être trop compliqué de les régler maintenant, en marchant. Et de toute façon, par ce froid, pas question d'enlever les moufles pour régler quoi que ce soit. Je ferai donc sans, mais je m'en veux de ne pas avoir penser à ce détail quand il était encore temps.
Pendant deux heures nous continuons ainsi, tels des zombies, à marcher aveuglément et lentement, en attendant impatiemment la prochaine pause. Cela doit faire maintenant un bon moment que nous avons dépassé les 6088 mètres du Huayna Potosi. Je n'ai jamais été aussi haut ! Petit à petit le ciel vire du noir profond au bleu foncé. Le Soleil ne va pas tarder à se montrer, mes doigts et mes orteils s'en réjouissent d'avance !

Nous arrivons à Independencia avec le lever du jour. Sur ce petit replat situé à 6300 mètres d'altitude se trouvent les restes d'un abris en bois autour desquels plusieurs expéditions se sont arrêtées pour se reposer, boire et manger un peu. Une vraie petite foule internationale accueille ici avec plaisir les premiers rayons de soleil. Il y a du monde, mais la prochaine pente à gravir verra bientôt les premiers abandons de la journée. Un névé nous attend quelques centaines de mètres plus loin, nous chaussons donc les crampons, et les garderons jusqu'au retour même si notre chemin sera davantage constitué de roche que de neige.
L'ascension reprend. Il fait maintenant jour et je n'ai plus froid mais le manque d'oxygène se fait de plus en plus sentir. Lorsque j'y pense, de temps en temps, j'avale un bonbon (nous avons pris soin auparavant d'enlever tous les emballages), plus pour ne pas garder la bouche trop sèche que par faim. Il faut pourtant prendre des forces, on estime que l'on brûle 10 000 calories lors de cette dernière journée d'ascension de l'Aconcagua, soit environ 3 fois plus que lors d'une journée normale. En haut du névé, nous basculons sur un autre versant de la montagne au niveau d'un petit col nommé "Portezuelo del viento". Et l'endroit porte bien son nom, des rafales de vent nous font passer l'envie de nous arrêter ici et nous enchaînons donc directement sur la travesia.

Cette partie horizontale nous permet de souffler un peu. Nous arrivons quand même épuisés à "la cueva" (la grotte) où nous faisons une nouvelle pause. Il doit être environ 11 heures. Cela fait donc déjà 6 heures que nous marchons, et le plus dur reste à venir. Pour le moment nous nous asseyons et reprenons un peu nos esprits, à l'abri sous un surplomb qui a donné le nom à l'endroit..
Le sommet est en vue ! D'ici, il ne paraît pas à plus de 30 minutes de marche. Mais c'est sans compter que nous sommes désormais à plus de 6500 mètres d'altitude. Il nous faudra bien plus de temps que ça pour l'atteindre. Ce dernier tronçon se nomme "la canaleta". 500 mètres de dénivelé pour se hisser jusqu'aux 7000 mètres du toit des Amériques. Sa réputation n'est plus à faire... Le physique ne suffit plus, maintenant c'est dans la tête que tout va se jouer.

Nous laissons les sac-à-dos à la cueva et partons en direction du sommet. La "foule" de ce matin s'est maintenant dispersée. Certains montent plus vite, et nous ne tarderons pas à les croiser lorsqu'ils redescendront. D'autres montent plus lentement et ne rentrerons que très tard au camp. Et d'autres enfin renoncent et font demi-tour, incapables physiquement ou mentalement de continuer. Ou par sagesse, en sachant pertinemment qu'ils ne pourraient pas rentrer avant la nuit s'ils poursuivaient. L'itinéraire emprunte une pente raide et difficile. Il faut souvent faire attention à ne pas déloger les pierres sur lesquelles nous marchons. Le sol est instable et le danger de recevoir une pierre d'au-dessus ou d'en envoyer une sur les personnes progressant plus bas est bien présent. Cela n'empêche pas malgré tout certains blocs de se détacher et de dévaler la pente sur une distance plus ou moins grande, heureusement sans faire de dégâts.
Derrière nous, la vue est à couper le souffle. L'altitude s'en est cependant déjà chargée. Chaque pas demande un effort incroyable. Les 4 secondes que nous avons pour nous en remettre avant d'entamer le suivant ne suffisent plus pour reprendre notre souffle. Toujours sur ce même rythme, Sebastian ajoute maintenant une petite pause tous les 10 pas. 10 petits pas sur plus de 30 secondes qui nous épuisent comme un sprint de 100 mètres. Garder ce rythme, voilà à quoi ont servi mes 6 mois d'entraînement intensif. La motivation est plus que jamais nécessaire pour ne pas renoncer, pour avancer encore et toujours, pas après pas. Pas... après... pas.

Vers 13h15, un dernier pas à 6962 mètres marque la fin de 8 heures d'ascension. Nous y sommes ! Nous l'avons fait ! L'Aconcagua ! Le toit de l'Amérique ! Nous nous embrassons et profitons d'être seuls pour prendre quelques photos avec la croix plantée au sommet. Ce dernier est plat et relativement grand, il y a de la place. Tout autour, sur 360 degrés, nous dominons une mer de montagnes. A quelques centaines de mètres, le sommet Sud se dresse au-dessus d'un pan tout enneigé, bien que quasi-vertical, de la fameuse face Sud. Je repense à la vue que nous avions d'en-bas, depuis le mirador, il y a maintenant une dizaine de jours. Et dire que nous sommes maintenant tout en haut. L'instant est magique !
Je me rappelle avoir vu de gros livres maintenus par des pierres au sommet. Des livres d'or sans doute. Mais je ne les ai pas ouvert. Pourquoi ? Ai-je halluciné ? Une chose est sûr, avec le manque d'oxygène, je n'ai plus complètement toute ma tête. Je prends quelques photos, j'essaye de faire une vidéo. Nous buvons et tentons de manger un peu avant de redescendre. Déjà ? J'ai l'impression d'être arrivé il y a 10 minutes à peine, mais il est pourtant 13h45. Nous entamons donc la descente, juste avant l'arrivée d'un nouveau groupe.

La descente est pénible et je manque à plusieurs reprises de tomber. La fatigue n'aide pas, mais le bonheur d'avoir conquis le sommet allège un peu la douleur qui commence à se faire sentir dans les jambes et aux pieds. Tout en marchant je repense à ce que nous venons d'accomplir ; il me faudra certainement plusieurs jours pour réaliser. Finalement, nous avons eu de la chance avec la météo : pas de neige, pas de brouillard, et une température et un vent raisonnables pour cette altitude. Arrivés à la cueva, une nouvelle pause s'impose. Nous récupérons les sacs puis nous nous remettons en marche. Le chemin est encore long, d'autant plus que Sebastian a l'intention de descendre jusqu'au camp 2 (ou directement à Plaza de Mulas ?!) afin d'éviter de passer une deuxième nuit consécutive à 6000 mètres. Personnellement, je ne me sens pas capable de redémonter puis remonter les tentes et surtout de faire la descente Colera - Nido avec les sacs pleins ce soir. Au contraire, je m'imagine très bien m'allonger sous la tente à Colera et m'endormir immédiatement malgré l'altitude, le vent et le froid. Après Independencia, nous découvrons les paysages que nous avons traversés dans l'obscurité ce matin. Cette partie me paraît encore plus longue qu'à l'aller. Nous arrivons, morts de fatigue, à Colera entre 17 et 18h. Nous y passerons la nuit et ne redescendrons finalement au camp de base que demain. Ouf !

Je ne perds pas beaucoup de temps pour m'allonger, la journée est terminée. Et quelle journée ! 118 ans jour pour jour après la première ascension par le Suisse Matthias Zurbriggen (à moins que les Incas ne l'aient précédé), je viens de réaliser un de mes rêves. Celui-là avait pris forme lors de mon voyage en Amérique du Sud il y a 4 ans. Il va bientôt être temps de penser au prochain, mais pour le moment, tout ce que je souhaite c'est fermer les yeux et me reposer.

 

12ème jour : Colera (5900m) - Plaza de Mulas (4300m)

Aujourd'hui nous continuons la descente jusqu'à Plaza de Mulas. A chaque camp, nous récupérons la nourriture et les déchets que nous avons laissés derrière nous à l'aller. Les sacs sont lourds et j'ai laissé toutes mes forces la veille dans l'ascension. Alors qu'Olivier n'est pas très en forme au départ, c'est à mon tour d'être à la peine sur le dernier tronçon entre Canada et le camp de base. Même si j'ai du mal à suivre le rythme, cela ne m'empêche pas d'admirer une dernière fois le paysage. En descendant sur Nido de Condores, je suis surpris par les couleurs jaune, ocre et verte de la montagne. Le paysage que j'avais trouvé lunaire dans la montée m'apparaît cette fois-ci sous un jour nouveau.

En début d'après-midi, nous arrivons enfin à Plaza de Mulas. Après les félicitations de l'équipe de Lanko et le déjeuner, nous partons faire le check-out auprès des gardes du parc. Une sieste plus tard, nous préparons les sacs pour le lendemain. Comme à l'aller, le matériel le plus lourd voyagera à dos de mules.
Le soir un festin nous attend. En plus de l'excellente soupe que nous décidons de zapper sachant ce qui venait ensuite, nous avons droit à des pizzas plus que garnies et à des lomos gigantesques (sandwichs de filet de bœuf avec œuf et crudités). Je crois que personne n'est capable de terminer son lomo, nous emporterons les restes pour le lendemain. Et en dessert, chocotorta !

Nous partageons le repas avec nos cinq Porteños. Sur les quatre arrivés à Colera, seuls trois sont finalement partis à l'assaut du sommet, le quatrième ne se sentant pas bien après une seconde nuit à 6000 mètres. Arrivés à la cueva, un autre a décidé de s'arrêter là par peur de retarder les deux restants, qui eux ont atteint l'Aconcagua.
Ils nous racontent comment un Japonais a failli mourir la veille près du sommet. Ils l'ont croisé dans la descente, complètement à bout de force et incapable d'avancer. Ils ont dû le trainer avec des porteurs et un autre andiniste norvégien pour le ramener au camp et finalement lui sauver la vie. Il n'y a pas que sur les pentes du Mont Blanc que l'on rencontre des inconscients.

 

13ème jour : Plaza de Mulas (4300m) - Penitentes (2900m)

Après une dernière nuit passée sous la tente, il est temps de rentrer à la maison. Nous plions les tentes, pesons les sacs pour les mules et quittons le camp de base vers 11 heures. El Pelado prend immédiatement un rythme très rapide. La fatigue de la veille n'est plus et nous le suivons dans sa course pendant que Sebastian marche plus tranquillement derrière. Nous atteignons Confluencia après seulement 3 heures et demi de marche. Il n'y a presque personne au camp, c'est étrange. L'équipe de Lanko n'étant pas là, nous décidons de continuer.

A 17 heures, nous sommes à l'entrée du parc. On jette un dernier coup d’œil sur l'Aconcagua puis allons attendre sur le parking qu'une personne de Lanko vienne nous chercher en voiture. On s'arrête à la maison du parc pour l'ultime check-out puis retournons à Los Penitentes récupérer les affaires arrivées par mules. On charge la voiture et nous voilà en route pour Mendoza où nous arriverons ce soir.

Après la meilleure douche du monde (qui vient détrôner dans mon classement des meilleures douches celle qui suivit les 4 jours dans la boue du festival de Glastonburry en 2007), nous terminons notre expédition avec un restaurant en terrasse suivi d'une délicieuse glace. Demain Olivier et moi rentrons à San Luis. Il nous restera quelques jours de vacances pour nous reposer et profiter de l'été austral tout en repensant à ces moments exceptionnels que nous venons de vivre.

Quelle sera notre prochaine aventure ? Sebastian m'a déjà invité pour la semaine de Pâques à faire l'ascension du Chañi, le point culminant de la province de Jujuy à près de 6000 mètres d'altitude. C'est apparemment tout l'opposé de l'Aconcagua : une montagne très verte, beaucoup d'animaux, peu de monde (et j'imagine encore moins d'étrangers) et des repas chez l'habitant. Je suis tenté, mais malheureusement, j'ai dû prendre la quasi-totalité de mes vacances pour l'Aconcagua. Ce sera donc pour une prochaine fois, mais le Chani est désormais sur ma liste.

Fin.